« (…) Le monde n’est plus un espace libre. Le monde ne sera plus cet espace libre où le déplacement, votre déplacement est multidirectionnel et sans frontière. Les routes vous seront guidées, vos itinéraires suivront des chemins tracés. Les distances redeviendront des contraintes. La vitesse ne sera plus personnelle et accessible. Les fleuves et les montagnes vous barreront la route, les forêts seront épaisses et sombres. »
Extrait du discours du grand conseiller de Résilience & Territoire, mars 2052.
RÉSILIENCE & TERRITOIRE fut le premier parti politique écologiste à être élu en France en 2052. Dès leur arrivée au pouvoir, ils révoquèrent l’ancienne République et établirent une nouvelle constitution qui eut pour principal objectif de quitter l’ère du capitaliste mondialisé en s’appuyant sur des technologies de contrôle pour maintenir les objectifs de sauvegarde de l’humanité. La disparition du libre marché de l’énergie au profit d’une privatisation étatique en fut le pilier. Toutes sources d’énergies industrielles de grande échelle deviennent un monopole d’État.
La première mesure concrète fut d’établir une cotation carbone citoyenne. La Carte Énergie. La carte énergie est une carte de cotation. Un rationnement annuel en calorie énergétique que chaque citoyen a le droit d’utiliser dans la limite des points attribués. Elle est divisée en trois catégories distinctes : Énergie-Renouvelable, Énergie-Fossile-Faible-Impact, Énergie-Fossile-Fort-Impact. Chacune comportant ses conditions d’accès à ladite ressource. Un kWh d’électricité nucléaire ne vaut pas un litre d’essence.
Malgré la puissance supérieure en ratio énergétique, l’énergie fossile telle que le pétrole ou le gaz est beaucoup plus chère en quota de « point énergétique ». Ainsi, à la fin de ses points le citoyen ne peut plus consommer d’énergie, même renouvelable (sauf ressource auto-produite à la condition de ne pas utiliser de combustion). L’application concrète de cette carte se passe comme un paiement bancaire au moment de la consommation d’énergie (Achat d’essence dans une station agréée, achat de billet de transport en commun, payement d’électricité pour le domicile personnel). La carte énergie ne remplace pas l’argent, elle est une cotation égale pour chaque citoyen, peu importe la classe sociale ou le rôle dans la vie du pays. L’énergie conserve sa valeur monétaire mais devient une ressource restreinte et contrôlée.
Cette dernière brida ainsi les flux économiques et les déplacements de populations. Ce qui obligea chaque ville et chaque région à
être plus autonome. La vie moderne comme nous la connaissions depuis la fin du XXe siècle ne disparut pas totalement mais fut
bouleversée en profondeur. Les réalités sociales et les désirs de chaque citoyen tendaient vers la subsistance autonome et
l’organisation du commerce en fut réduite à échelle d’Homme.
Victor venait de terminer la récolte du dernier choux de son potager. Il regardait avec fierté l’amoncellement de verdure entassé là, dans de vieilles cagettes de bois sombre. Ses mains, polies par le manche de sa bêche, douloureuses dans leur creux, tremblaient légèrement. Il prit appui sur le manche de son outil pour contempler son environnement.
Pas une voiture, se dit-il, en regardant les trois voies de béton de l’ancien périphérique parisien. Il parcoura du regard les lignes blanches élancées qui restaient au sol. Le bitume n’était plus de la première fraîcheur. Il l’avait connu, lui, noir et sans débris. Ce qui était avant la plus connue de toutes les routes de la région, n’était plus qu’un anneau désert où les plantes morcellent les voies, où les pluies craquellent dans leurs ruissellements toutes les failles de la peau lisse et noire de la modernité.
Victor ramassa sa cagette et enfonça la porte de son taudis. Il habitait seul dans cette bicoque qu’il avait construite de ses mains, une cabane de bois et de plastique glanés aux alentours. Branlante et craquante par tous les temps, il l’avait construite sous le pont de l’échangeur de la porte de Bagnolet.
Seule terre encore vierge de l’ancienne capitale. Une bonne affaire pour l’époque si on considère la surface de terre d’un demi hectare au prix du marché d’antan. Bien-sûr, retirer à la main et presque sans matériel les multiples couches de béton n’avait pas été facile. Mais la tranquillité d’esprit que lui conféraient les murs de béton qui l’encerclaient comme des murailles rendaient son domaine paisible.
Une voiture arriva du nord sans bruit vers la porte de Bagnolet, Victor l’observa s’arrêter depuis son unique fenêtre en plexiglas jauni. Il le savait, seuls quelques riches propriétaires possédaient encore ce genre de modèles, et ne passaient pas par le périphérique. Seule la police pouvait encore rouler dans ces zones restreintes. Il le savait. Deux hommes sortirent de la voiture, enjambèrent la glissière de sécurité pour rejoindre sa porte d’entrée. Victor ne les laissa pas frapper à la porte, il valait mieux que la brigade se sente attendue.
- Victor ? Brigade de contrôle agricole, nous venons inspecter vos produits.
- Y-a-t-il des plaintes monsieur ?
- Inspecteur Sarroi. Répondit sèchement l’homme en s’installant à sa table. Nous représentons aujourd’hui l’État dans ses missions de contrôle, commissionnées par la chambre de commerce terrestre. Mon assistant et moi allons effectuer les contrôles habituels des niveaux d’hygiène de vos productions et ainsi qu’une vérification des conditions de ventes.
L’assistant, tout de noir vêtu, sorti d’une lourde caisse en plastique un ensemble d’appareils que Victor reconnu immédiatement.
- Vous vivez monsieur dans un drôle d’endroit… Le périphérique n’est pas réputé pour son terroir agricole, dit Sarroi d’un ton moqueur. Cependant monsieur, vous enregistrez un chiffre de vente plus que correct… Votre infrastructure est pourtant rudimentaire, et je ne vois pas la présence d’outils mécaniques dehors…
L’assistant retira son imperméable en vinyle aux épaules bouffantes et le posa dans un coin. Il mit des gants en plastique et attrapa un choux dans la caisse en bois. Victor le regarda faire sans la moindre réaction. L’homme le posa sur ce qui semblait être une balance et commença sa prise de note oralement.
- Un kilo et trois cent quarante six grammes, cela ne vous dérange pas si j’enregistre notre intervention ? Je veux dire vocalement.
- Faites donc, fit Victor avec un geste de complaisance.
L’assistant se saisit alors d’une longue tige métallique reliée à un ordinateur de poche.
- Le taux de nutriments semble correct, somme toute un peu faible pour la saison. Utilisez vous des agents de saveurs ?
- Non.
- Des insecticides ?
- Non.
Regardant l’écran, l’inspecteur ne laissa rien transparaître mais l’atmosphère devenait pesante. Victor, assis en face de la longue table de bois tachée, voyait défiler sur le reflet bleu des lunettes de l’inspecteur les courbes et les statistiques.
FUMER EST ILLÉGAL
- Trop de particules de plastique… 2mg pour 100g de choux. Au-dessus des normes, nota l’inspecteur. Qu’en est-il de l’eau que vous utilisez ? Je ne vois aucun fournisseur dans votre dossier, êtes-vous raccordé aux services publics ou privés ?
- Aucun. Victor profita de ce court silence pour lécher la feuille de sa cigarette roulée. Il l’alluma et plongea ses yeux dans le regard froid de l’inspecteur. Aucun, je récupère l’eau de pluie d’automne que je filtre avec des tubes en céramique. Quant à la réserve elle-même, elle a une capacité de soixante litres cube.
- En PET recyclé ? Demanda l’assistant.
- Oui, en PET recyclé.
- Monsieur Victor, vous savez bien que fumer est illégal. Je pourrais vous arrêter rien que pour ce fait.
- Je suis un vieux monsieur, voyez-vous… C’est un défaut que j’ai gardé avec le temps. En 2020, cela était encore permis… Je suis de l’ancienne école.
- Montrez-moi la réserve d’eau.
L’inspecteur se leva et remonta son pantalon
au-dessus de ses larges hanches, resserra sa ceinture. Victor vit briller la cross métallique de l’arme dissimulée dans le jean noir de l’inspecteur. Il n’en fit pas mention.
UN TERRITOIRE AGRICOLE
- Suivez-moi, c’est derrière la baraque.
L’inspecteur Sarroi et Victor laissèrent la porte entre-ouverte tandis que l’assistant poursuivait ses analyses sur la caisse de choux. Victor pointa du doigt la citerne d’eau que l’on devinait sous une bâche. Une eau jaunâtre stagnait dans le réservoir. Sarroi suivait du regard les multiples tuyaux en PVC qui abreuvaient la citerne.
- J’utilise les caniveaux du pont pour récupérer l’eau de pluie. Cela me donne une surface de collecte de plus de quatre cent mètres carré, sans avoir à construire d’infrastructure. Le pont étant fermé, je limite les risques de contamination dus au passage des animaux ou autres véhicules…
L’inspecteur se murait dans un silence perplexe. Le fourbi amoncelé derrière la citerne l’intriguait.
Des cagettes poussiéreuses, des tuyaux de plastique et des planches en bois formaient un monticule parfaitement désorganisé. Quand une poule rousse de Victor passa devant lui et fila sous les bâches sales du bazar, l’inspecteur mit un terme à son hésitation. Il s’avança et commença à fouiller.
Derrière les débris se trouvait deux grandes caisses en métal grises et rouillées,
une huile noire stagnait sous les caisses. Une graisse sale couvrait les cadenas qui les scellait.
- Qu’est-ce que cela ?
- Du vieux matériel inutilisable… Rien qui ne puisse vous intéresser.
- Ouvrez donc ces caisses Victor, j’aimerais en avoir le cœur net.
- Vous œuvrez là sans motif légitime, vous ne m’avez pas non plus montré de papiers officiels pour une perquisition. Je regrette mais je ne peux pas satisfaire votre demande.
Victor eu la gorge serrée. L’eau qui stagnait près d’eux lui donna soif. Il sentait la peur lui parcourir le dos. Le contrôle de routine pourrait bien se transformer en une fouille approfondie de sa vie. Il n’en avait pas envie. Il connaissait trop bien les ressorts puissants que chaque organisme de contrôle pouvait activer pour arriver à leur fin.
- Victor, j’œuvre ici dans le respect des lois, si vous continuez à me rendre la tâche difficile je…
- Je vais chercher les clefs, le coupa Victor.
L’assistant avait quant à lui terminé l’examen des caisses de choux et était en train d’imprimer son long compte rendu grâce à une petite imprimante thermique. En fouillant dans ses tiroirs surchargés, Victor en sortit une clef.
- Votre collègue vous appelle dehors, vous devriez le rejoindre.
Quand Victor ouvrit la caisse d’un air coupable, Sarroi était sur ses gardes. Sa mâchoire serrée traduisait le dégoût de la situation. Ses yeux haineux montraient une terrible satisfaction.
Au fond de la caisse, baignant dans un fond d’huile noire se trouvait un groupe électrogène. Son petit réservoir était encore plein, la légère odeur d’échappement froid et la présence de bidons vides ne faisait que confirmer la chose. Il était encore en ordre de marche.
- Victor, l’utilisation de ce genre d’appareil à combustion est très réglementée. Et à mon avis, vous le savez. À quoi vous sert-il ? Et où avez vous trouvé le carburant ? Ne me racontez pas de salade j’ai le pouvoir d’arriver à mes fins.
Le vieil homme ne répliqua pourtant pas avec la vivacité attendue par l’inspecteur. Au lieu de ça, il se contenta de les amener à l’intérieur. Dans une armoire, il sortit un vieux Macintosh. Il le posa sur la table encombrée. Disparaissant derrière un rideau de plastique, il revint les mains chargées d’une longue rallonge de 16 ampères qu’il déroula et la brancha à la machine. On entendit alors un ronronnement de moteur.
Quelques secondes plus tard, l’ordinateur démarra dans
un bruit caractéristique. L’assistant se tourna vers l’inspecteur avec un air étonné.
- J’utilise le groupe électrogène pour faire tourner un serveur local. Je stock et analyse des données météo des 15 années précédentes afin d’optimiser mes rendements. Quant à l’essence que j’utilise, elle date de ma dernière vente en ville. En fait, il s’agit d’un troc
contre mes choux. Je n’ai pas les crédits pour me payer l’énergie carbonée que vend le gouvernement..
L’inspecteur Saroi se balança en arrière faisant craquer la chaise en bois sur laquelle reposait sa stature imposante. Il retira ses lunettes. Sans bouger un cil, ses pupilles vertes jugeaient l’homme devant lui. Cette posture voûtée de paysan… se dit Sarroi. Ces yeux mi-clos et cet air de suffisance à peine dissimulée derrière une pauvreté latente. L’inspecteur turbinait intérieurement. Ses émotions pourtant étaient absentes de sa réflexion. Une sorte d’anti empathie professionnelle était en œuvre pour couvrir toutes les possibilités. Cet ermite miteux qui pourtant possède beaucoup de savoir technique. Un attribut qui semblait venir de la vieille époque qu’il avait vécu. Ce temps pour lui immémorable où l’homme dominait encore toutes terres, toutes vies.
- Votre attitude du refus du système vous jouera des tours Victor. Je ne compte pourtant là que de petits délits. Je passerais volontiers sur la cigarette et les choux, si toutefois vous me donnez le nom de l’homme qui vous a troqué votre essence. Et nous en resterons là. Votre activité de marchand de légume n’en sera pas impactée, et vous pourrez garder le statut de producteurs péri-urbain. Autrement je vous ferais interdire le commerce et ce sera l’expropriation, ainsi qu’une enquête approfondie.
Victor soupira, il était dans une position inconfortable. La précise justesse de l’inspecteur le laissait sans voix. L’analyse globale de sa situation, et la rapidité avec laquelle il le fit chanter était effarant, il n’avait guère le choix.
- On l’appelle le raffineur, il vend souvent aux puces de Saint-Ouen, sous la porte du périphérique. Mais cette information a un an… Je ne me suis pas déplacé depuis.
L’inspecteur se releva, déchira le papier de l’imprimante et le tendit à Victor. Améliorez ces points sur vos choux. Ils n’en seront que meilleurs. Ils remballèrent leur matériel et quittèrent la pièce.
Le ronronnement du moteur se faisait de plus en plus haletant, il finit par caler. L’ordinateur s’éteignit brusquement laissant Victor face à un écran noir, dans la pénombre de sa bicoque.