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Céphaloblast, Cordina

 

Lettre de Solveig

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Lettre de Solveig

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Lettre de Solveig

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16 Floréal 246,
Cordes-sur-Ciel.

Très chèr·e Hana,

Je t’écris depuis Cordes où nous préparons notre départ pour l’Est.

En faisant les paquets, j’ai trouvé mes pages sur l’épidémie. Ce sont des choses que j’avais rassemblées pendant que ça nous est arrivé. Tout était soigneusement rangé dans des enveloppes brunes, des articles de presse, des notes, des pages de livre, des tirages... Je les ai relues cette semaine, année par année, et en filigrane je pouvais dessiner mes agitations parmi les délires de ce monde.

En traversant tout ça j’ai eu peur de ressentir trop vite des choses indicibles, je me suis tenue la tête de peur qu’elle n’éclate. Quand nous avons fui la baie de Mont-Michel, la digue avait éclaté, nous étions coincé·es dans la vase, et tout s’est emballé, le monastère, les sécheresses de l’Oise, les histoires de Cardiff et ton train pour Oran...

Je crois que nous avons tous·tes été·es dépassé·es par tout ça, et après quatorze ans je ressens toujours le besoin de sortir la tête de l’eau. Est-ce que nous n’avons fait que subir ces années affolantes ?! Les têtes n’arrêtent pas d’exploser sans prévenir et je ne m’y suis jamais habituée. Malgré les prothèses, la vue des céphaloblasté·es m’écœure toujours. Je me sens cruelle de te dire ça, mais je sais que tu ne me jugeras pas.

Toi, tu avais quoi, seize ans quand ça a commencé ? Comment tu te souviens de tout ça ? J’ai toujours présumé que tu t’y faisais par défaut. Mais même ça ?! Je ne comprends toujours pas pourquoi on ne meurt pas sur le coup après un truc pareil. Peut-être que je ne vaux pas mieux que ces fadas qui les brutalisent. Après tout, ni moi, ni eux ne les comprenons.

Je sais qu’en reprenant contact, l’usage voudrait que je te fasse un compte rendu complet de ma situation comme quoi tout va bien etc... Mais cette page est bien étroite et ma confession trop furtive, si je ne l’écris pas ce soir, je nierai ces sentiments demain, jusqu’à ce qu’ils reviennent un jour de fragilité.

J’espère que tu me pardonneras ce message unilatéral, bien que je n’ai pas les idées claires je me souviens que tu n’ouvres ton courrier que si le cœur t’en dis.

Je t’embrasse chaleureusement.

 

LA DÉPÊCHE

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Cela fait un an, jour pour jour. La première céphaloblasté, traitée entre ces pages comme un fait divers isolé. Siâm Garland, étudiant·e en lettre de 25 ans répand sa cervelle dans une supérette de Mont-Michel un jour de grande affluence. Encore debout, il est saisi par la sécurité et reçoit une amende par le Ministère de la Paix Civile.

Dernièrement interné à la clinique de Granville, le patient 0 a été placé sous la protection Inter- Ministérielle. Sa résidence et son état sont encore inconnus malgré les manifestations agitées de l’Église de la Nouvelle Gnose, les défilés Miliciens ou les requêtes des historien·nes de l’épidémie.

En une semaine, ce sont 256 éclatements de crânes déclarés sur le continent. L’alerte de l’épidémie retentit et devient vite une priorité ministérielle. Un premier congrès médical est réuni le 25 Frimaire 230 et le terme céphaloblasté est né. Ce sont les absences des patient·es qui inquiètent le plus le corps médical. Avant que les prothèses soient déployées, les corps de céphalo-blasté·es se désincarnent pendant quelques heures, quelques jours, parfois des semaines. Alors cliniquement morts, ces corps doivent être maintenus dans des chambres stériles en attendant que les patient·es se réaniment.

Mais l’épidémie ne ralentit pas et les accidents liés aux absences et aux céphaloblasté·es se multiplient, l’opinion publique se dégrade. Des soulèvements pressent le Ministère d’endiguer l’épidémie au plus vite.

Le 7 Nivôse 230, des manifestations ont lieu devant les antennes ministérielles de Prague, de Berlin, de Marseille et de Londres. Les foules sont historiquement élevées, estimées à un total de 8 millions de manifestant·es et forces de l’ordre. Elles sont en proies à la plus grande céphaloblasté à ce jour.
Comme une réaction en chaîne, ce sont des dizaines de milliers de crânes qui éclatent conjointement. Aujourd’hui on estime le nombre de victimes à 59 000 dont 12 000 morts.
La loi martiale est appliquée à 20 :30, les foules dissipées et prohibées à ce jour. Le choc est toujours grand et le 7 Nivôse est déclaré férié sur tout le continent.

Sur toutes les radios européennes, à 23 :00 Madame la Ministre de la Paix, Sigrid Schrödinger, prend la parole, annonce les modalités de la loi Martial, couvre-feu, continentalisation de grandes firmes médicales et cliniques, et restructuration des hôpitaux et déploiement d’hôpitaux mobiles. Les étudiant·es en médecine sont mobilisé·es et un appel aux citoyen·nes est fait pour devenir infirmier·es volontaires.

Une semaine plus tard apparaissent les premières prothèses en céramique du docteur Yasmina El-Hamin, elles sont distribuées d’office à chaque prise en charge pour céphaloblasté.

Pendant un mois, c’est dans un silence continental pesant que l’on attend si les chiffres de cephaloblasté baissent. En vérité, l’épidémie se stabilise lentement à 3,7 cas par heure.

Le 20 Ventôse 230 le docteur Yasmina El-Hamin prend la tête du nouveau Ministère de l’Épidémie, centralisé à Prague en l’honneur du succès de ses prothèses et de leur déploiement géré par son nouvel adjoint, Avrilius Zenon, jusqu’alors secrétaire du Ministère de la Santé.

L’Europe est placée en quarantaine depuis l’installation de la loi martiale. Le commerce international est suspendu. Les économies se réécrivent et l’Inter-Ministérielle organise et régule les richesses et les contacts extérieurs. Nous ne pouvons pas confirmer les rumeurs de céphaloblasté sur les autres continents sans un communiqué Ministériel.

Aucun à ce jour.

 
CONSEIL CÉPHALOBLAST
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Nous sommes à Mont-Michel depuis le soir du 16 Germinal 233 et nous sommes 77 céphaloblasté·es. Certain·es d’entre nous n’ont pas parlé depuis leur éclatement. Beaucoup ont égaré leurs noms. Ce sont les explosions spontanées de nos crânes qui nous ont rassemblé·es ici, personne parmi nous ne prétend expliquer pourquoi. Nous nous souvenons tous·tes avoir été terrifié·es à l’idée de sortir, à quitter nos corps trop distrait·es par les multitudes qui entourent notre petit monde.

En une année d’apparition nous avons reçu de la part des administrations, des maisons d’éditions et des parleur·euses les appellations que l’on colle à cell·eux dont l’existence embarrasse. En 230, lors des premiers jours, nous étions des criminel·les qui devaient craindre l’amende pour avoir eu le malheur de se montrer. Les mêmes visages qui nous menaçaient d’amendes nous ont vu·es comme des patient·es à qui donner des prothèses en céramique et des baumes pour dissimuler nos plaies.

Nous sommes apparu·es dans une panique collective. Une crainte de la masse des autres. La nôtre s’est échappée de nous avec la chair de nos têtes. Nous sommes devenu·es une urgence qui ne s’arrête pas de grandir, et qui n’a, apparemment, pas choisi les jours les plus opportuns pour se manifester. Pour nous, juste après l’éclatement, est venue la sidération. Les mots que portent le réel se sont révélés être des étuis contradictoires, fragilement posés là pour nous éviter une fascination perpétuelle. De celle- ci nous sommes nombreux·ses à ne pas en être revenu·es. Nous vous avons dit plus tôt que nous étions 77 céphaloblasté·es ici, nous sommes 77 corps encore battants, mais il y a très certainement dans l’air des poignées de témoignant·es absorbé·es par les plus infimes parcelles de réel.
La médecine du Ministère appelle ça les absences. Les fois où nous sommes distrait·es par les évènements incessants qui peuplent l’invisible. Il y cell·eux qui nous croient mourir, d’autres nous racontent que nous sommes transcendé·es. Dans des tracts, les Églises nous annoncent, nous prophétisent et jouissent du spectacle de notre arrivée. Les prêcheurs de presse ont trouvé en nous de quoi terrifier cell·eux qu’ils veulent distraire des manquements de notre époque.

Aujourd’hui, bien que conscient·es des limites des mots, nous dressons enfin une représentation qui ne vient pas de vous.

- Nous ne sommes ni morts, ni prohètes·ses ; ni maladies, ni dangers.

- Nous ne sommes d’aucune augure, ni d’aucune nouveauté.

- Nous n’oublions pas qui nous sommes, mais nous savons ce que nous devenons.

- Nous sommes entre votre nez et cette page.

- Nous nous mettons à l’abri dans les immensités de ce que beaucoup ne perçoivent plus.

- Nous ouvrons notre tête et nous constatons chaque nuit un peu de ce qui nous échappe.

- Comme les vers digèrent le sol, nous sirotons l’indépassable.

- Nous partageons vos fatigues et vos faiblesses.

 

GUIDE MÉDICAL

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La céphaloblasté est la première condition métaphysique décrite en Frimaire 230 lors du Congrès Médical de Dansk. Elle se caractérise par une explosion spontanée et non létale du crâne, bien que les patient·es perdent la vue et l’ouïe, iels manifestent une conscience accrue de leur entourage. La première cause de mortalité des céphalo-blasté·es est liée à l’absence, démontrée par le docteur Victor Hesse. Il s’agit d’un état de mort clinique dans lequel plongent les céphaloblasté·es pendant plusieurs jours déclenchant les premiers mécanismes de décompositions, après deux ou trois jours, leur corps entre en putréfaction s’il n’est pas maintenu, le retour du patient dans son corps est souvent bref, les fonctions vitales ne pouvant être assurées par des tissus décomposés.

Grâce aux observations et aux descriptions du docteur Hesse, en maintenant les absent·es dans un coma en milieu stérile, il est possible de voir le retour de certain·es patient·es jusqu’à 36 jours (voir le cas d’Elica Ophidé). Bien que cela limite les décès, il est commun que les céphaloblasté·es aient de sévères complications de santé dues à leurs absences. Ces dernières sont très variées: difficultés motrices, cognitives, symptômes post-traumatiques, maladies auto-immunes, nécroses, allergies, troubles digestifs, atrophie du foie, dysfonctionnements rénaux...

L’hypothèse psychologique :
Popularisée par la Ministre El-Hamin, l’hypothèse psychologique émet que les céphaloblasté·es sont corrélées à un malaise psychologique profond. Une dé·personalisation·réalisation brutale liée à une instabilité sociale et morale souvent décrite par les patient·es récédant l’éclatement. C’est cet état de crise de l’existence qui a ouvert la catégorie des pathologies métaphysiques. Utilisée pour la prévention, l’hypothèse El-Hamin ne permet pas d’identifier le phénomène mécanique de la céphaloblasté.

L’hypothèse gnostique :
Prônée par la médecine de l’Église de la Nouvelle Gnose. Cette hypothèse, au statut polémique, émet des postulats métaphysiques invérifiables. Pour les gnostiques, c’est une substance spirituelle qui s’écha-ppe du crâne, d’après ell·eux c’est une libération des biais corporels, ce serait cette substance globalisant les perceptions qui s’échappe du corps et dont le voyage provoque l’absence. Bien que l’explication néo-gnostique valide le fonctionnement de la prothèse El-Hamin, contenant la substance spirituelle, le Ministère s’oppose à son enseignement dans les structures publiques pour manque de vérifiabilité.

L’hypothèse Hyphique :
Hypothèse croisée des universités de neurologie et de philosophie de Berlin publiée en Germinal 234, en réaction à la popularité des théories gnostiques, elle est la première rédigée avec des céphaloblasté·es. Selon cette hypothèse, l’éclatement du crâne et l’élargissement perceptif ne sont pas liés à un déplacement de substance de l’intérieur vers l’extérieur mais plutôt à un abattement des frontières qui les séparent. Plus précisément à une dissolution des tissus neuronaux dans l’atmosphère communiquant encore avec les résidus cérébraux du corps.Selon cette hypothèse, les corps des céphaloblasté·es absent·es ne sont pas totalement sans vie, supposant une activité très légère de l’arbre de vie et de l’hypophyse. L’éparpillement neuronal est apparenté à l’hyphe, le réseau unicellulaire des champignons observé notamment dans les sols forestiers. Cette hypothèse, en attente de vérification clinique, est au cœur des enthousiasmes médicaux.

 
LA DÉPÊCHE
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Records de température pour la décade du 1er au 11 Thermidor. Une canicule grave qui est venue s’ajouter et amplifier les graves évènements du début de ce mois.

Le 3 Thermidor, 12 :34, le métropolitain central de Cardiff s’embrase, une première déflagration provoque un écroulement sous la gare ferroviaire. Elle fait 350 blessés, 124 morts et une vingtaine de céphaloblasté. Le réseau est arrêté et les foules en panique sont dispersées par les forces de l’ordre craignant une nouvelle céphaloblasté de masse. Dans la demi-heure, à 13 :37 une seconde explosion écroule la cathédrale et la voix de l’évêque néognostique Monsieur Fréderic Kjeld retentit dans toutes les têtes.

« Des cendres du choc, jailliront les ailes de la Vérité, sortez de la confusion et rejoignez-moi dans l’éternité qui vous attend hors de votre crâne ! »

Presque deux mille cas de céphaloblasté retentissent dans la ville dans les heures qui suivent alors que les forces de l’ordre con-finent et fouillent toutes les maisons. Revendiquant les attentats, l’évêque a fait parvenir aux agences de Presse des lettres que nous ne publierons pas pour des raisons de santé publique. Un avis de recherche est relayé partout dans le continent.

Pour endiguer le choc de la nouvelle, l’Île Britannique est placée sous quarantaine, le premier ministre E.Cooper annonce l’évènement tragique et le déploiement des cellules psychologiques dans chaque comté.

Le 4 Thermidor, les médias reçoivent l’autorisation de partager la nouvelle à la suite de la capture de l’évêque F.Kjeld ainsi que la fin des cycles d’éclatement. L’Interministériel renforce la loi martiale et officialise l’interdiction de l’Église de la Nouvelle Gnose, les évêques se désolidarisant de l’attentat de Cardiff sont priés de se rendre aux autorités, pour signer un acte
d’auto-excommunication.
Le 5 Thermidor une marche commémorative est organisée par la municipalité de Cardiff. Pose de cierges, cercles de paroles, et concerts spontanés sont encadrés dans la ville et sont annoncés sur 4 jours.

Le 6 Thermidor, une marche milicienne met fin aux commémorations. Des cortèges armés d’armes de fortunes, visent les cépha-loblasté·es. Quatorze victimes de violences miliciennes sont à déplorer, l’intervention des forces de l’ordre est limitée. La préfecture de police communique : « Nous condamnons les violences inacceptables de ces groupes, nous regrettons les marches du 6 Thermidor. Nous avons conscience de nos interventions limitées et offrons tout notre soutien aux familles et aux proches des victimes. Cependant, nous ne pouvions risquer une escalade des affrontement de peur de revoir trop tôt les évènements du 1er Thermidor se répéter. Des sanctions seront assénées aux coupables »

Le 8 Thermidor. Les violences miliciennes se propagent sur le continent malgré un embargo médiatique ministériel.

Le 10 Thermidor, les fidèles de la nouvelle Gnose protestent contre les évêchés de Cardiff, Rome, Jacques de Compostelle et Istanbul. Des graffitis appelant à un nouveau Schisme religieux recouvrent les anciens lieux de culte. Le Ministère de la Paix annonce avoir déjoué quatre attentats miliciens.

Aujourd’hui les crises religieuses et politiques font presque oublier le choc des attentats du premier Thermidor. Le seul consensus exprimé réside dans l’espoir d’une résolution démocratique. L’InterMinistériel s’exprimera ce soir dans les radios localisées pour établir les conditions de cette résolution.

 

LETTRE D’HANNA

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16 Messidor 246,
Oran

Tu me l’as déjà dit et écrit tant de fois pourtant, ta confusion n’est pas un défaut. Cela doit faire partie de ces choses que tu sais dire mais que t’autorise pas à croire à ton propos. Tu partage ce trait autant que ta confusion avec chacun·e d’entre nous. Je ne connais, pourtant, pas tant de gens qui s’acharnent à l’exprimer. Tu peut en être fière

Dis toi que ta lettre m’est parvenue le mois dernier par un Greffier-du-Ministère. Déjà c’est un évènement entier de se faire alpaguer par un uniforme, mais le gonz avait une tête de crapaud. Gluante, la gueule large comme une soupière qui dépassait, sans contraindre, de son petit col. Des prothèses animales paraît-on. Je ne sais toujours pas s ’il a fusionné avec un têtard ou si des céphaloblasté·es démiurges ont appris la greffe inter-espèce.

J’aurais jamais imaginé respirer l’haleine d’une chimère pareille, mais je n’arrive plus à m’en étonner avec la gravité que tu appuie dans ta lettre. C’est plus facile de trouver ça drôle.

Par pitié pour toi-même ne te range pas avec les miliciens. Ne pas comprendre n’est pas une faute, mais refuser de le faire est la leur. À vrai dire, je ne crois pas que tu ais besoin d’explications pour accepter ce qu’il se passe.

Je te le disais en face et je te le redis par lettre: ne cherche plus à faire taire l’angoisse. Tu peux éprouver tout ça, et avec la même compassion que tu sais offrir à tes proches. Je te souhaite de trouver le temps et le courage de traverser un peu le silence des murs.

Bon sang, tu m’as manquée tu sais, je te remercie de m’avoir ouvert à nouveau ta belle détresse.

J’ai moi aussi une collection de pages de l’époque, même à seize ans on sait reconnaître un document à archiver. Malheureusement je n’ai jamais eu ta discipline, les miens sont éparpillés dans la maison. J’ai la page du conseil médical dans les toilettes.

Je chéri l’idée de nos retrouvails, chacune de tes lettres est une friandise.

Tu as toute notre affection ici, prends ton soin.

 

 

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